Ce que l’engouement pour le rugby dit de notre rapport à la violence

Ces derniers mois, la violence a envahi nos écrans. Violence lors des émeutes cet été. Violence lors de certaines manifestations contre la réforme des retraites. Violence dans les heurts entre manifestants et policiers à Sainte-Soline. Règlements de compte à l’arme lourde sur fond de trafic de drogue à Marseille.

Au même moment, on observe un engouement populaire pour certains sports violents, comme le rugby. Le dernier Grand Chelem de l’équipe de France dans le Tournoi des six nations, en 2022, a ainsi réuni 34,2 millions de téléspectateurs français. La Coupe du monde de rugby, qui démarre le vendredi 8 septembre en France, promet de battre tous les records d’audience. Qu’est-ce que l’engouement populaire pour ce sport dit de notre rapport à la violence ?

Pour chaque match de rugby professionnel, 4 joueurs doivent sortir du terrain sur blessure, en moyenne.

Sans compter les fréquentes sorties temporaires pour saignement ou suspicion de commotion cérébrale… Les atteintes neurologiques de rugbymen, désormais bien documentées, sont les conséquences de l’accumulation de ces chocs violents. En 2018, une série noire au cours de laquelle 4 jeunes rugbymen français sont décédés a d’ailleurs provoqué une prise de conscience du grand public et des instances du rugby.

Violence et spectacle sportif

Le degré de violence accepté dans les spectacles sportifs serait un reflet du niveau de violence d’une société donnée, selon l’analyse de Norbert Elias. Le degré de violence des spectacles sportifs modernes est ainsi bien inférieur à celui offert par exemple dans les Jeux olympiques antiques : les lutteurs pratiquant le pancrace s’affrontaient alors dans des combats parfois terribles.

Selon Norbert Elias, le niveau d’acceptation des actes de violence dans les spectacles sportifs était alors plus élevé, car le niveau général de violence physique et d’insécurité était alors lui aussi bien supérieur à celui de notre société actuelle.

Pour autant, regarder un match de rugby, c’est bien sûr être confronté à une part de violence quelque peu primitive et sauvage entre individus.

Les chocs captent l’attention des spectateurs et spectatrices qui se projettent dans le combat se déroulant sous leurs yeux. Une identification aux individus vaillants et résistants à la douleur peut ainsi s’observer.

De plus, assister au spectacle de ces chocs permet aux (télé) spectateurs de s’immerger dans une réalité débarrassée de bien des artifices de la vie sociale habituelle.

On se focalise le temps du match sur certains éléments de la condition humaine : combattre pour la défense de son terrain, faire reculer ses rivaux, faire preuve de solidarité, se sacrifier individuellement pour une cause collective…

Le flanker toulousain Thierry Dusautoir, au centre, face à Toulon, en septembre 2016. Pascal Pavani/AFPLe flanker toulousain Thierry Dusautoir, au centre, face à Toulon, en septembre 2016. Pascal Pavani/AFP

Le flanker toulousain Thierry Dusautoir, au centre, face à Toulon, en septembre 2016. Pascal Pavani/AFP

Des joueurs comme Gregory Aldritt ou avant lui, Thierry Dusautoir et Jean-Pierre Rives incarnent ces éléments aux yeux du grand public.

Rugby et domestication de la violence

Cette forme de bestialité est toutefois très encadrée par un ensemble de règles fort complexes et évolutives. Ce spectacle n’est que faiblement attractif pour un individu qui le regarderait sans avoir été initié par un parent, un éducateur, un ami ou un commentateur, capable de décoder les actions et de les interpréter.

Les spectateurs et spectatrices ne sont donc pas laissés seuls face à la violence brute. La conformité des gestes aux règles et à l’esprit du jeu est sans cesse débattue entre eux.

Les actions sont même abondamment commentées par les arbitres en direct, au fur et à mesure qu’ils rendent leurs décisions pendant les matchs. Devant sa télévision, tout un chacun peut d’ailleurs constater leur souci désormais constant de préserver la sécurité des joueurs.

Ainsi, les amateurs de ce sport évaluent et apprécient la capacité des joueurs à conjuguer cette part de sauvagerie à certains raffinements, comme la malice, la science du jeu, la connaissance des règles et une forme d’esthétique.

Les règles du jeu sont très évolutives : régulièrement, elles viennent notamment davantage encadrer la violence pour mieux assurer la sécurité des joueurs. Cependant, quelques codes et valeurs sont eux, immuables. Le respect accordé aux adversaires et à l’arbitre est par exemple sacralisé.

Le spectacle du rugby s’inscrit ainsi dans une dialectique nature/culture, mêlant sauvagerie et raffinement, associant code d’honneur immuable et complexité de règles évolutives. Le spectacle des chocs et de la douleur des joueurs crée alors les conditions d’une réflexion et de discussions sur l’acceptabilité et les limites de la violence. On parle ainsi d’une domestication de celle-ci face au spectacle de la douleur.

Plutôt que d’évacuer les dimensions négatives de leur expérience, les spectateurs cherchent à explorer l’ambivalence du jeu, nourri de violence brute et de sophistication. Par conséquent, la discussion entre individus au stade ou devant la télévision permet d’investir la dialectique nature/culture dans une perspective qui dépasse celle de l’enjeu d’un match.

Projections symboliques

Si le spectacle de la violence est apprécié, c’est aussi parce que la douleur consécutive aux chocs est associée à tout un contenu symbolique et moral.

Déjà à l’époque baroque, des représentations de corps sanglants et souffrants étaient les sujets centraux de nombreuses disciplines – théâtre, poésie, récits, sonnets, pamphlets politiques, ouvrages de théologie, biographies, hagiographies et spectacles.

Ces images et évocations apportaient une leçon de morale, un sujet de pensée ou un instrument de méditation. De la même façon, les exécutions publiques qui attiraient des foules hétérogènes, permettaient systématiquement aux autorités de délivrer un message politique, moral ou religieux, et à la foule d’exprimer un avis.

Les corps souffrants des joueurs de rugby forment également le réceptacle de projections symboliques. Ils aident à discuter du bien-fondé des normes : dans quelle mesure les règles du jeu et leur interprétation est compatible avec notre vision du bien et du mal.

Sensibles à la violence interpersonnelle

Depuis l’horreur de la seconde guerre mondiale, notons que la violence tend à faire l’objet d’une disqualification définitive, morale et politique. Nous sommes devenus hyper sensibles à la violence interpersonnelle.

Pourtant, certains anthropologues estiment qu’elle est omniprésente et inhérente aux sociétés humaines. Elle est décrite dans beaucoup de récits que ce soit à travers les mythes ou l’épopée. Une dimension esthétique des combats, depuis des millénaires, a également été identifiée. Pour René Girard comme pour Georges Bataille, la violence nous obnubile, occupe nos débats, tarabuste nos passions et nos raisons.

En conclusion, l’engouement pour le rugby témoigne à la fois de notre fascination pour la violence et de notre conscience qu’elle ne doit pas se déployer sans bornes ni garde-fous. Puisqu’il nous faut composer avec elle, le rugby offre précisément le spectacle d’une violence mise en examen. Les règles sans cesse actualisées empêchent que celle-ci n’atteigne une intensité incontrôlable. La violence y est confrontée à un raffinement de codes et constamment située au regard de valeurs morales fondamentales. Le rugby encourage donc réflexion et débats sur la violence.

Toutefois, demeurons vigilants. Certaines tentatives d’esthétisation et de folklorisation de la violence dans le rugby contribuent à la normaliser. Cell-ci n’est bien sûr jamais anodine, sa banalisation serait donc une erreur.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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