À quelques heures de France – Italie, Martin Castrogiovanni s’est longuement confié sur le rugby transalpin, l’évolution du sport et ses chambrages d’antan. L’ancien pilier international italien (119 sélections) estime que les Italiens devront être habités pour battre le XV de France.
Sept ans après votre retraite, de quoi votre vie est faite ?
Plein de choses ! Je participe actuellement à l’équivalent de l’émission « La France a un incroyable talent » en Italie, je suis juré. Je fais également du coaching en entreprises avec l’axe du rugby. J’interviens auprès des chefs d’entreprise et des managers pour parler des liens entre l’entreprenariat et le rugby. Et je suis à la tête d’une académie de rugby pour les jeunes qui se tient tous les étés sur les hauteurs du Piémont. Vous savez qu’il fait très chaud en Italie et cela permet à ces jeunes de sept à dix-sept ans de s’entraîner dans de bonnes conditions.
Vous gardez donc un fort lien avec le rugby…
Aujourd’hui oui mais cela n’a pas toujours été le cas. Quelques semaines après avoir pris ma retraite j’ai ressenti la même chose que lorsqu’une fille vous quitte (rires). J’étais triste, frustré et je n’avais rien envie de faire. C’était trop. Je me sentais blessé. Mais ensuite, je me suis relevé doucement. J’ai recommencé à regarder des matchs à la télévision, avec la Coupe du monde 2019 notamment, et aujourd’hui je suis devant ma télévision devant chaque grande rencontre. J’ai même regardé le match dantesque entre la France et l’Afrique du Sud en novembre 2022. Aujourd’hui je regarde beaucoup les Fidji, ils sont ma deuxième équipe préférée (rires) ! J’avais besoin de cette longue pause pour me ressourcer, avant de replonger dedans. Mais ma guérison n’est pas encore terminée !
Qu’est-ce qui vous attire chez les Fidji ?
J’ai plusieurs amis qui jouent ou qui ont joué là-bas, donc je les suis. Et puis ils se sont grandement améliorés. Avant, les Fidji étaient souvent mis en difficulté sur la conquête et la défense. Aujourd’hui, ils ont de nouvelles forces, leur jeu est structuré, ils ont certainement les joueurs les plus athlétiques du monde, ils vont si vite… Ils ont travaillé très dur pour être là où ils en sont et j’aime cela.
Quel est votre regard sur la Coupe du monde 2023 après quatre semaines de compétition ?
C’est incroyable à quel point le rugby a changé ! À l’inverse des précédentes éditions, il y a quatre ou cinq équipes capables de gagner le Mondial. Je n’ai jamais vu cela. Quand j’étais joueur, il y avait un favori clair, voire deux mais c’était tout. Il y a aussi des nations avec peu de joueurs professionnels qui produisent un jeu incroyable, avec une passion et un cœur à tout craindre. Pour l’instant c’est une très belle Coupe du monde !
L’Italie a malgré tout subi la foudre face à la Nouvelle-Zélande. Comment avez-vous réagi ?
(Il souffle) Je ne m’attendais évidemment pas à ce qu’ils encaissent 96 points. Cette équipe est différente par rapport aux autres qui ont disputé la Coupe du monde. Mais les All Blacks ont juste montré qui ils étaient. Ils ne disent rien depuis le début du Mondial et ils nous ont mis la tête sur le sol. C’est toujours comme ça avec eux (rires) ! Quand ils sont un peu en difficulté, ils vous attaquent de partout avec une pression infernale. Cette Italie-là est bonne mais on s’est fait détruire. Ce match ne reflète pas le niveau de la Nazionale, nous n’aurions pas dû prendre 96 points mais cela reste le score final (rires). J’ai de la peine pour les joueurs, ils ne méritent pas cela. Je n’ai jamais vu une équipe italienne si forte. Nous avons des avants puissants et des facteurs X derrière qui peuvent changer le rythme d’un match à tout moment. Mais le point positif est que jamais dans son histoire l’Italie n’a eu deux occasions de se qualifier en quart d’un Mondial.
Si vous aviez joué cette rencontre face aux All Blacks, quelle aurait été votre réaction dans les vestiaires ?
Je ne sais pas. Mais je suis aussi passé par là ! J’ai connu plusieurs défaites à soixante-dix ou quatre vingts points. Le mieux à faire est d’aller au lit ou de boire quelques verres avec les coéquipiers. Et le lendemain, il faut revoir le match pour comprendre ce qu’il s’est passé. Ensuite, il ne faut rien dire et travailler le plus durement possible pour se relever.
Malgré cette défaite, l’Italie peut encore se qualifier. Quels conseils pourriez-vous donner aux Italiens ?
Vous jouez pour votre pays. Vous jouez une Coupe du monde que certains ne verront jamais et vous avez l’opportunité de marquer l’histoire du rugby italien. Il faut qu’ils soient dans cette mentalité. Le match de la Nouvelle-Zélande doit être effacé des mémoires sinon on subira une nouvelle grosse défaite contre la France. Les Bleus jouent un beau rugby mais chaque équipe peut être stoppée, et l’adversaire prend l’avantage. La Géorgie l’a très bien fait face aux Fidji. Personne n’est insubmersible à la pression. Mais les Italiens devront réaliser le meilleur match de notre histoire pour s’imposer et tenir quatre vingts minutes face aux Français.
Vous rappelez-vous de votre première victoire contre la France, le 12 mars 2011 ?
Comment pourrais-je l’oublier ? ! À l’époque on ne gagnait pas beaucoup de matchs, c’était dur. Et je me souviens que nous avions terriblement souffert sur ce match. La victoire n’en fut que plus belle ! Trois minutes avant la fin du match, je me rappelle que nous avions une mêlée à cinq mètres et j’étais littéralement en train de mourir ! Je ne respirais plus, je ne sentais plus mes bras et mes jambes… Mais il fallait tenir ! Je crois qu’on a eu une pénalité et on a finalement gagné. Nique Mallett, le sélectionneur, a même pleuré dans les vestiaires. C’était unique, irréel. Nous avons fait une troisième et une quatrième mi-temps pour fêter cela ! Et aujourd’hui je peux même dire que je les ai battus deux fois (3 février 2013, à Rome) !
Y avait-il une motivation supplémentaire à jouer contre la France ?
Bien sûr. C’est comme Angleterre – Écosse. Je ne sais pas ce que ressentent les Français, mais en tant que Latins cela nous faisait toujours quelque chose. On voulait les battre ! Et c’est comme cela dans tous les sports, il y a cette rivalité. Aujourd’hui il doit y en avoir encore plus ! Le XV de France est une équipe à battre et l’Italie s’est améliorée. Le niveau a monté et les joueurs sont plus forts qu’à mon époque.
Quelles sont les faiblesses actuelles du XV de France ?
Ils n’en ont pas, il faut les prendre à la gorge comme l’a très bien fait l’Uruguay. Ce n’était évidemment pas la meilleure équipe de France mais ils ont été mis en danger parce que les Uruguayens étaient affamés. Les Bleus sont quasiment qualifiés, et si j’étais le sélectionneur, je n’aurais de toute façon pas aligné Antoine Dupont, même en pleine forme. Non pas par manque de respect pour l’Italie, mais parce que le quart est bien plus important.
Le rugby italien s’est grandement développé ces dernières décennies. Que lui manque-t-il pour encore progresser ?
L’équipe nationale fonctionne bien, certes, mais nous ne sommes que le vingtième sport le plus pratiqué en Italie, en termes de licenciés. C’est encore trop loin. Nous devons travailler sur un championnat italien en renforçant les équipes actuelles. Les moins de 20 ans ont eu de très bons résultats grâce au travail académique et fédéral. Beaucoup de jeunes espoirs arrivent et il sera intéressant de voir comment on va réussir à les garder. Mais je pense que nous serons prêts pour le Mondial 2027. Certains jeunes joueurs auront pris quatre ans d’expérience et nous allons gagner en maturité et en niveau. Cette Coupe du monde 2027 doit vraiment être un objectif pour l’Italie.
Quand vous étiez joueur, vous aviez l’habitude de parler et de chambrer vos adversaires…
(Il coupe) J’étais connu et reconnu pour cela ! Mais aujourd’hui je ne pourrais pas le faire. On ne peut plus chambrer autant que je le faisais avant. Il y a peut-être Joe Marler qui le fait encore. Mais quand je jouais contre lui, il était tout jeune… Il a appris des meilleurs finalement ! Pour être joueur de rugby aujourd’hui, il faut être plus intelligent que la moyenne et je ne pourrais pas jouer parce que je ne réfléchis pas autant (rires).
Regrettez-vous le fait que les joueurs ne peuvent plus autant chambrer qu’avant ?
Il faut le faire différemment ! Plus sérieusement, c’est une bonne chose pour le rugby. Notre sport évolue et les temps changent, il faut s’adapter. Mais je me suis éclaté à piailler, chambrer et parler autant.
Quel est votre regard sur les mêlées modernes et le bunker introduit pour ce Mondial ?
Les mêlées étaient un bordel avant, elles le sont toujours aujourd’hui (rires). Je ne crois d’ailleurs pas que les arbitres y comprennent davantage ! Ils ont changé les annonces pour la sécurité des joueurs mais à part des amateurs, je ne connais aucun international qui soit en chaise roulante à cause des mêlées d’avant. Les instances l’ont certainement fait après avoir commandé des études scientifiques. Je n’aime pas les mêlées d’aujourd’hui, mais c’est peut-être une bonne chose. Pareil pour les protocoles commotion. Je déteste cela ! Mais j’espère qu’ils le font pour le bien du rugby, comme le bunker. Quand vous voyez une action au ralenti, elle paraît toujours plus impressionnante. Les arbitres doivent donc faire la balance entre la vitesse réelle et le «slow-motion».
Et sur les piliers modernes ?
Ma génération a été le point de bascule entre les «gros» qui n’étaient bons qu’en mêlée et les athlètes d’aujourd’hui. Ils sont bâtis comme des deuxième et troisième ligne mais ils doivent obéir aux mêmes standards qu’avant : être performant en mêlée, dans les rucks, au plaquage etc.
À votre meilleur niveau, pensez-vous que vous auriez votre place dans l’équipe actuelle d’Italie ?
J’espère ! Il faut demander au sélectionneur mais oui, au moins remplaçant !
Vous a-t-on déjà contacté pour intervenir auprès d’un club ou d’une sélection, en tant que consultant de la mêlée ou entraîneur ?
Non. J’aurais adoré mais personne ne m’a contacté. J’aimerais bien apporter sur l’aspect mental et psychologique d’une équipe, plutôt que d’intervenir sur la mêlée. Quand j’étais joueur, j’étais très bon pour embarquer les joueurs avec moi. Les gens pensent que pour qu’une équipe marche bien il faut instaurer des règles, un objectif, que chacun sache son rôle etc. Mais avant cela, il faut que les joueurs se connaissent et sachent ce que l’autre pense. Cela implique de passer du temps ensemble, parler de ses problèmes, de ce qu’il ne va pas…
Votre dernier match s’est déroulé lors d’un tournoi de rugby à 7 réservé aux plus de 100kg en Argentine. Pouvez-vous nous raconter cette expérience improbable ?
Le rugby m’a appris quelque chose : avoir des valeurs. Aujourd’hui, ces valeurs se perdent dans le monde, pas seulement dans le rugby. Revenir jouer mon dernier match avec mes amis dans ma ville de naissance et le club qui m’a fait grandir, cela n’a pas de prix. Cela ne veut pas dire que je n’aime pas l’Italie, je remercie simplement ce club et la ville de Paraná. Sans cela je n’aurais jamais pu jouer pour l’Italie. Qui revient dans son club formateur aujourd’hui ? Personne. Certains oublient d’où ils viennent, et c’était important pour moi de rendre hommage à mon ancien club.
Quel est votre pronostic pour la rencontre France – Italie ?
Je ne me risquerai pas à cela (rires). Cela va être très dur pour l’Italie, mais ce match sera l’occasion de tout jeter sur le terrain. Chacun joue pour ce qu’il veut : l’honneur, la fierté du drapeau etc. Le seul message que je peux adresser est qu’ils croient en eux et qu’ils profitent. On m’a répété cela quand j’étais jeune et je pensais que c’était un discours d’ancien et je m’en fichais. Aujourd’hui c’est mon cas, donc allez-y !
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