Nous sommes le 23 octobre 2011. Dans huit jours exactement, le 31, la population mondiale va franchir officiellement le seuil des 7 milliards d’humains, sans compter les passagers clandestins. Ce soir, à Auckland, nous sommes à peu près 62 000 à l’Eden Park, où se dispute la finale de la Coupe du monde de rugby. Ça fait moins de 0,000009 % des habitants de cette planète. Ce n’est pas beaucoup.
La nuit est tombée tôt. Le ciel est d’un noir sans sponsor. Parmi les gens qui sont ici, j’en connais qui ont parcouru la moitié de la terre. Une trentaine d’heures d’avion, deux escales, huit plats chauds dans des barquettes en aluminium, trois films en VO non sous-titrée, les jambes engourdies, une douche à l’aéroport de Dubai ou de Singapour. D’autres ont simplement remonté la rue, depuis leur maison de bois peinte en blanc à 500 mètres du stade. Chacun s’est présenté avec son histoire. Il se trouve forcément des personnes qui assistent à cette partie de rugby par hasard, par erreur ou par dépit amoureux, des qui étaient déjà bourrées avant d’arriver et d’autres qui ne tarderont pas à l’être. La Steinlager blonde titre 5°. Ce n’est pas beaucoup.
Ceux qui sont sur la pelouse doivent leur présence à leur propre travail, à leur talent pour courir, plaquer, pousser ou taper dans un ballon, mais aussi à des choix faits par d’autres, à des blessures dans d’autres corps que le leur, à un concours de circonstances plus relevé que celui qu’il faut réussir pour entrer à l’ENA, bref à ce mélange de hasard et de volonté qu’on aime appeler le destin, une fois que c’est passé et qu’on ne se souvient plus des dosages. On joue la 64e minute de jeu. Les All Blacks mènent 8 à 7. Un point de retard pour les Bleus. Ce n’est pas beaucoup.
Il y a une mêlée sur la ligne médiane. Les avants français poussent avec toute la rage accumulée sur cette île lointaine couverte de fougères. Deux mois qu’ils avancent dans une adversité toujours plus épaisse, dont les petites phrases coupantes leur ont fait des entailles à l’âme. Ils poussent et les Néo-Zélandais reculent. Le talonneur des Blacks s’appelle Andrew Hore. Il se plie. Son corps est comme une touillette en plastique dont on presserait les deux extrémités. S’il ne se relève pas, il risque de se casser. Alors il se relève et l’arbitre accorde une pénalité à la France. Le Français qui porte le numéro 21 s’appelle François Trinh-Duc. Il vit une drôle de période. Installé pendant quatre ans contre vents et marées au poste de demi d’ouverture du Quinze de France, il s’est vu retirer cette charge dans la dernière ligne droite. En demi-finale, il n’est même pas entré en jeu. On raconte qu’il a pleuré. Deux coups du sort, une douleur à la cuisse de Dimitri Yachvili et la blessure au visage de Morgan Parra, ont fait de lui le buteur français de cette finale. Il a déjà réussi un coup de pied tout à l’heure. Et c’est lui qui va taper cette pénalité de près de 50 mètres qui peut mettre son équipe en tête. Il a 24 ans et 11 mois. Ce n’est pas beaucoup.
Je passe à côté de François Trinh-Duc en lui glissant qu’il fait jusque-là la finale parfaite, que sa fin de match sera encore meilleure et que, s’il vise un peu plus à gauche, il sera un héros national.
Des années après, on sait très bien ce qui va se passer. Mais à l’instant où cela se produit, sous le ciel noir, en présence d’un minuscule échantillon de l’humanité, personne ne le sait encore. François Trinh-Duc pose son ballon, jette en l’air une poignée de l’herbe sacrée de l’Eden Park pour voir la direction du vent. Il fait trois pas et demi en arrière. Thierry Dusautoir, son capitaine, et Gonzalo Quesada, celui qui a passé des heures et des heures avec lui à travailler les coups de pied et à l’aider à « mentaliser » ses tirs au but, ont un bref échange quelques mètres derrière lui. Il regarde les perches. On aimerait que le temps s’arrête. Même quelques instants. Ce n’est pas beaucoup.
Arrêt du temps. La fiction le permet. La réécriture de l’histoire le permet. Arrêt du temps, personne ne bouge. Partout dans l’enceinte, les supporters néo-zélandais s’immobilisent. Beaucoup étaient en train de siffler l’ouvreur français. Le bruit s’est interrompu soudainement. Dans leurs cabines vitrées, les entraîneurs des deux camps sont pareils à des statues inquiètes. En tribune de presse, les mains sont comme tétanisées sur les claviers. Tous les confrères se sont figés. Mettons que moi non, puisque la fiction le permet. Mettons que je sois le seul à ne pas être à l’arrêt et que je sache tout ce qui va se passer. Je dévale l’escalier de la tribune centrale, enjambe la barrière sous le nez du stadier et cours vers le rond central. Je m’approche de Gonzalo Quesada pour lui dire qu’un jour il parlera avec tristesse de cet instant où l’« esprit de revanche » du buteur aurait pu l’amener à faire une frappe parfaite. Je crie à Thierry Dusautoir que Damien Traille est entré en jeu quelques minutes plus tôt et que, bientôt, il regrettera publiquement de ne pas lui avoir confié ce coup de pied. Je passe à côté de François Trinh-Duc en lui glissant qu’il fait jusque-là la finale parfaite, que sa fin de match sera encore meilleure et que, s’il vise un peu plus à gauche, il sera un héros national. Je fonce sur Craig Joubert, l’arbitre, et je lui dis que le 7 des All Blacks est hors-jeu depuis le début. Que dans le quart d’heure qui vient, il aura encore une demi-douzaine d’occasions de donner une pénalité aux Français.
Je ne sais pas s’ils m’entendent. Je ramasse une mouette qui est tombée au milieu du terrain, parce que battre des ailes quand on est immobile, ce n’est pas possible. Je la pose dans l’en-but et je remonte en tribune de presse. Le temps va reprendre. J’ai fait ce que j’ai pu. Ce n’est pas beaucoup.
Le temps reprend. La pénalité passe à droite des poteaux. Les Bleus auront beau faire une fin de match brillante, Craig Joubert ne leur accordera aucune pénalité et ils ne passeront jamais devant au score. Demain, il y aura une parade formidable pour les champions néo-zélandais dans le centre-ville d’Auckland. Les années ont passé et on regrette encore ce match qu’on aurait dû gagner. Le temps ne s’arrête jamais vraiment, en fait. « Le temps est invention ou il n’est rien du tout », a dit le philosophe Henri Bergson. Je ne connais qu’une citation de Bergson. C’est déjà beaucoup.
Chronique publiée dans Raffut (n°1) paru en mai 2022.
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