Les « deux, trois jours » dont parlait l’entraîneur Laurent Labit vendredi matin arrivent bientôt à leur terme, et la France du rugby est toujours en apnée. Victime d’une fracture maxillo-zygomatique jeudi soir, Antoine Dupont a subi à peine 24 heures après une ostéosynthèse, soit la pose de deux plaques sur le visage pour consolider l’os touché, et autant la vitesse à laquelle a été prise la décision de l’opérer que le message optimiste du capitaine des Bleus diffusé dans la foulée, ont un peu ravivé l’espoir.
Même si le cœur veut croire au miracle, il convient de rester lucide. Les chances de revoir sur le terrain avant la fin de la compétition le meilleur joueur du monde 2021, pierre angulaire de cette génération aux grands desseins, sont minimes. Malgré l’opération en urgence, le délai de rétablissement n’incite pas à l’optimisme. « Un os met environ six semaines à se consolider. Le zygomatique n’est pas un os très porteur, il n’y a pas de force qui s’exerce dessus, ce n’est pas le bras, la jambe ou le bassin, c’est un os de structure, un pare-chocs, explique Chloé Bertolus, cheffe de service de chirurgie maxillo-faciale à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière. Mais s’il reçoit un choc, même très léger, pendant ces six premières semaines, l’os va de nouveau se déplacer car il n’y a pas de solidité. »
Un masque peut-il accélérer son retour ?
Tout dépend, en réalité, du niveau de risque que les médecins, le joueur et le staff sont prêts à accepter. Dans la balance, une Coupe du monde à la maison avec des chances de victoire d’un côté, la santé du joueur et la suite de sa carrière de l’autre. « Le vrai sujet, c’est l’œil. Le plancher de l’orbite est juste derrière cet os, c’est une sorte de coquille d’œuf, qui peut être fracturé à son tour par répercussion, alerte le docteur Cédric Hardy, du Centre Aquitain de chirurgie maxillo-faciale. Cela peut entraîner des soucis de vision en 3D, avec ce qu’on appelle des diplopies. Il faut donc voir à long terme, et penser à sa carrière. »
Un élément pourrait aider Dupont et Galthié dans leur choix : la possibilité ou non de porter un masque. Ce serait là le compromis idéal, lui permettant de jouer avant que la consolidation ne soit totalement effective. L’Anglais Jeffrey Williams, qui évolue à Arcachon (Nationale 2), a subi sensiblement la même blessure que Dupont l’année dernière. Il se souvient comme cela l’avait aidé. « Le plus important est l’impact psychologique, raconte-t-il. On se sent protégé et c’est essentiel car ce type de blessure est très marquant, on ne l’oublie jamais vraiment. C’est le visage, c’est très sensible. »
Seulement deux fabricants en France
Seulement, plusieurs problèmes se posent. Tout d’abord, la fabrication du masque. Manuel Gavelle est l’un des deux seuls fabricants de ce type d’équipement en France (avec le centre hospitalier de Berck-sur-Mer). Pour lui, le fait que la fracture concerne à la fois le maxillaire et le zygomatique constitue un vrai défi. « S’il n’y avait eu que l’un ou l’autre, pas de problème, on le fait souvent. Les deux combinés, c’est très rare. Il faut vraiment voir où se situe la fracture pour dire si on est en mesure de le faire ou pas », prévient-il.
Car quand on fabrique un masque, on le fait prendre appui sur les os sains qui entourent celui endommagé. Pour un zygomatique par exemple, il va appuyer sur le zygomatique opposé, le front, le nez et le maxillaire. Enlevez ce dernier et c’est la stabilité de l’ensemble qui est remise en cause. « S’il n’y a pas assez de points d’appuis, le masque risque de bouger quand le joueur va prendre un coup. Ça ne le protégera pas et risquera même de le blesser, étaye Manuel Gavelle. Si la fracture est à la limite du maxillaire, c’est jouable, mais s’il est cassé de manière transversale, là je ne pense pas que ce soit possible. »
Pour le matériau utilisé, il faudrait nécessairement que cela soit quelque chose de solide pour être efficace. En l’occurrence, de la fibre de carbone. « Dans un cas comme ça, c’est obligatoire. Vous pouvez mettre un coup de marteau dessus, ça ne cassera pas », assure notre fabricant. Mais on en arrive au second problème, et non des moindres. Le règlement de World Rugby n’autorise pas, a priori, l’utilisation de « tout équipement comportant des matériaux rigides ». Question de sécurité pour le joueur et ses adversaires, qui pourraient être blessés à son contact. « Cela signifie que les appareils tels que les masques, les appareils auditifs, les prothèses et les moniteurs de fréquence cardiaque portés sur la poitrine ne peuvent être portés pendant les matchs par aucun joueur », est-il ainsi écrit sur le site de la Fédération internationale.
Un veto très probable de World Rugby
L’Equipe rappelait vendredi le cas d’Imanol Harinordoquy, qui en 2010 avait prévu de jouer un match de H-Cup avec un masque pour protéger son nez, mais qui en avait été empêché la veille par l’arbitre du match. Le staff de Biarritz lui avait alors confectionné à la dernière minute une sorte de protection en mousse pas bien vaillante et qui en plus lui bouchait la vue. Impensable pour la blessure dont souffre Antoine Dupont. L’encadrement du XV de France peut toujours tenter de négocier avec World Rugby pour trouver un terrain d’entente, mais ça s’annonce pour le moins coton.
En cas d’échec, un retour s’annonce très hypothétique. « De toute façon, c’est simple : soit il porte un masque en carbone et il peut jouer, soit il n’a pas le droit et il est out car la fracture est telle que s’il se blesse à nouveau dessus, il peut y avoir de graves séquelles », tranche Manuel Gavelle, également kiné-ostéopathe spécialisé dans la zone maxillo-faciale. Un avis partagé par les chirurgiens à qui nous avons parlé.
Sauf que personne n’est dans la peau du principal intéressé. « Moi, j’étais revenu six semaines après l’opération. Mais on n’était pas dans un contexte de course contre la montre. Je pense qu’on peut raccourcir ce délai à quatre ou cinq semaines, estime Jeffrey Williams. Il y a des risques, il faut peser le pour et le contre, mais ça peut encore être jouable pour Antoine. » Si l’on doit s’en remettre à un Anglais pour arracher une note d’optimisme sur un sujet rugby, c’est quand même que la situation n’est pas loin d’être désespérée.
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