Toute la semaine, Midi Olympique vous propose une série d’entretiens avec Eric Bayle, qui entame sa trentième saison aux commentaires du championnat sur Canal +. Dans ce deuxième épisode, il revient sur l’évolution du jeu à travers les âges, ainsi que la manière de le mettre en valeur.
Le rugby est-il un sport ou un spectacle ?
Ça doit rester un sport. Je rappelle à cette occasion que Canal + n’a jamais poussé pour une évolution de règle, contrairement aux chaînes de l’hémisphère Sud qui, à cause de la concurrence du XIII et du foot australien, ont toujours cherché depuis le début du professionnalisme à influencer le règlement pour tendre vers un rugby plus spectaculaire, avec plus de temps de jeu, plus d’espaces, et cela continue encore aujourd’hui.
Alors, sport ou spectacle ?
Les deux, mon général ! Il faut que ça reste un sport, mais que ce sport soit spectaculaire car la concurrence est effrénée. En 1995, quand nous avons commencé, il y avait peu de sport à la télévision. Aujourd’hui, non seulement il y en a beaucoup mais la consommation de télévision baisse, les gens ont des sollicitations différentes à travers leurs écrans, le raccourcissement de la durée d’attention fait que ces derniers ne piochent souvent qu’une vingtaine de minutes d’un programme… Donc oui, il faut du spectacle, mais ce spectacle, on l’a.
Toujours ? Pourquoi êtes-vous si catégorique à ce sujet ?
D’abord parce que la qualité de la captation (on est passé de 6 ou 7 caméras, ce qui était pourtant le grand luxe à la création de Canal, à une quarantaine aujourd’hui sur la finale) et la qualité de l’image sur les écrans de télé sont aujourd’hui énormes. Mais aussi parce que les écrins dans lesquels nos clubs évoluent n’ont plus rien à voir avec ceux d’il y a trente ans, on est passés des stades de campagne à des enceintes professionnelles, bien éclairées, avec des pelouses impeccables, qui donnent un écho flashy. Quant aux matchs, ne soyons pas méchants avec nos anciens car je n’aurais surtout pas voulu vexer le regretté André Boniface, mais ceux d’aujourd’hui sont quand même beaucoup plus agréables à commenter que les anciens… Avant, tu parlais essentiellement pour meubler les temps morts, aujourd’hui c’est davantage pour commenter du jeu. Même si sur 80 minutes il reste encore des temps morts, heureusement…
Qu’est-ce qui fait de ce jeu un spectacle, au juste ?
Le spectacle va avec la qualité des joueurs, la starification de certains et la qualité de la captation. Le rugby a fait son trou sur Canal, essentiellement parce qu’il est extrêmement télégénique. Les « loupes » de Canal ont apporté à l’époque un vrai plus par rapport au foot et au basket, par exemple. Et avec les moyens actuels, il l’est encore plus.
Le spectacle a augmenté de pair avec la violence des impacts, des chocs, par lequel ne jurait que le Super Rugby à ses débuts, avec les ravages que l’on sait. Avez-vous craint, ou craignez-vous toujours, d’avoir à commenter le pire en direct ?
Plusieurs fois, il a failli arriver. L’accident de Max Brito a dû arriver sur Canal, car nous avions 25 matchs de la Coupe du monde, alors que TF1 en avait 7. Mais ce n’était pas moi aux commentaires ce jour-là, et en plus, à l’époque, on n’avait pas toutes les infos. Il était sorti sur une civière, on ne savait pas ce qui était arriver et ce qui allait se passer… L’accident de Jean Daudé, aussi, je m’en souviens : c’est arrivé sur Canal, un Castres-Bourgoin en 2000. Ce n’était pas un direct majeur, mais c’était dans Jour de rugby, que je présentais. Enfin, j’étais au Racing le jour de l’accident de Samuel Ezeala (le 7 janvier 2018, NDLR).
Que vous est-il venu à l’esprit, à ce moment là ?
Évidemment, avec ce grand drap blanc, il y a eu de grands moments d’inquiétude derrière le micro. On pensait à sa famille, et bien évidemment que dans ces moments-là, le commentateur en arrive à s’inquiéter, et à se poser la question de savoir s’il va devoir commenter le pire, comme cela est déjà arrivé en Formule 1. L’évolution des règles va dans le bon sens, et on se doit d’être irréprochables dans nos commentaires par rapport aux situations de jeu déloyal. On nous a d’ailleurs souvent reproché de parler de jeu déloyal plutôt que de jeu dangereux, ce n’est pas faux, car la nuance existe… Aujourd’hui, on ne peut pas reprocher à un arbitre de mettre un carton rouge quand la tête est touchée. L’avenir du rugby est là-dedans, il n’est pas dans le nombre d’essais marqués ou le temps de jeu effectif. Et il ne restera ensoleillé que tant que la sécurité des joueurs sera assurée. Comme c’est un débat très actuel, il est du devoir des commentateurs, des entraîneurs et des dirigeants de ne pas remettre en question les décisions des arbitres, comme cela a encore pu être le cas sur les demi-finales. C’est absolument essentiel.
Regrettez-vous certains commentaires glorifiant de mauvaises attitudes, avec le recul ?
La manière dont on a pu glorifier le retour en jeu d’un Florian Fritz tout ensanglanté (lors d’un Toulouse-Racing en 2014, NDLR), c’est terminé. À l’époque, on n’avait pas bien perçu s’il était commotionné ou pas, mais le rugby c’était encore ça : l’image de l’icône Jean-Pierre Rives, du sang sur son maillot…
Roger Couderc, le pape des commentateurs, a d’ailleurs créé la légende des rugbymen à cette image…
Oui, mais le rugby a évolué. Les contacts sont bien plus forts, les joueurs peuvent manifestement mettre en danger leur adversaire, alors on se doit d’être encore plus rigoureux. À ce titre, j’ai évolué dans mes commentaires, c’est évident. À mes débuts, il m’est arrivé de glorifier le retour de joueurs en sang, de m’exclamer « quel courage ! » pour un gars qui s’était relevé en sang et continuait à jouer en titubant… On a appris depuis, heureusement. Je le répète : la clé de la médiatisation du futur rugby passe par là, plus que par l’amélioration du jeu ou la starification de ses joueurs en mettant leurs noms derrière les maillots… Il s’agit de faire que ce sport reste un sport de combat collectif, sans mettre en danger ses pratiquants.
Vous disiez ne jamais avoir cherché, via Canal, à pousser pour des aménagement de règlement. Vous le faites, pourtant, en passant ce message…
Oui, mais je ne suis pas le premier à le passer. Il est d’abord transmis par les instances du rugby mondial par World Rugby et les arbitres, et on se doit d’être à leur relais alors qu’on pourrait dire « c’est nul, vous allez édulcorer ce sport », ou que sais-je… Mais non, surtout pas. C’est à nous de faire comprendre aux supporters que si un carton rouge pénalise son équipe, son joueur est bien fautif et a mis en danger la santé de son adversaire.
En trente ans, le rugby a terriblement évolué : vous êtes passé de l’essai à 4 points au « bunker » ou à la loi Dupont. Comment êtes-vous resté à la page, techniquement parlant ?
C’est autant le boulot du commentateur que celui du consultant de connaître les règles. Posez la question aux arbitres : demandez-leur qui est le journaliste le plus casse-bonbon de la planète rugby vis-à-vis d’eux, et je suis presque certain qu’ils vous citeront mon nom (rires). Avant chaque match, je vais les voir, pour leur demander telle ou telle précision sur telle ou telle règle, ce qui les oblige parfois à appeler leur supérieur hiérarchique pour me répondre. Se tenir au courant de l’évolution des règles, c’est essentiel. Par exemple, on a commenté les France-Argentine avec des règles différentes de celles du Top 14, ce n’est pas simple mais c’est ce qui fait aussi le sel de ce sport. Il faut en permanence se tenir au courant de ses évolutions tactiques et réglementaires.
À ce sujet, vous organisez à chaque saison un rassemblement de tous vos journalistes et consultants avec le corps arbitral. Pourquoi ?
Tous les ans, ce n’est pas si facile mais on arrive au moins à faire ça régulièrement, quand même, parfois par le biais de visioconférences avec des garçons comme Romain Poite ou Mathieu Raynal. Mais ça n’empêche pas d’apprendre des choses au dernier moment. Dernièrement, sur un match de Top 14, j’ai appris qu’un arbitre avait refusé à une équipe de choisir son côté du terrain en sortant du vestiaire, comme cela a toujours été toléré par la coutume. Elle doit le dire au moment du toss, ainsi le veut la règle internationale. C’est quelque chose dont, modestement, je n’étais pas au courant.
Après la Coupe du monde, le patron des arbitres World Rugby s’est précisément ému du fait que les commentateurs, pas assez connaisseurs des règles ou partisans, pouvaient transmettre de mauvais messages de nature à faire perdre au grand public le respect du corps arbitral. Comment changer son image, à votre échelle ?
Cette année, dans le CRC, nous avons fait deux reportages : un avec M. Briquet-Campin pour expliquer dans quelles conditions évolue un arbitre vidéo, et un autre avec M. Charabas lorsqu’il a été re-précisé que seul le capitaine devait parler à l’arbitre. Ces émissions ont été diffusées en clair, ce n’est pas anodin pour nous… Il est évident que l’arbitrage fait toujours partie de l’analyse d’un match ; en-avant, pas en-avant, sévère, pas sévère… Mais je pense que les consultants de Canal parlent avec beaucoup de respect des arbitres et on y fait attention, car cette notion de respect vis-à-vis du corps arbitral est une de celle qui distingue notre sport des autres.
À ce sujet, même si cela peut paraître anecdotique, comptez-vous travailler à un autre habillage des arbitres vidéo, qui ont l’air de fantômes dans leur cagibi noir ?
Ça aussi, nous y avons réfléchi, figurez-vous. Au début, ils sont arrivés débraillés, en tee-shirts, et on leur a demandé de venir avec des tenues plus classes. Ça aussi, ça fait partie du produit. Après, concernant le fond, on est dépendant de la salle que le stade leur fournit, qui est plus ou moins accueillante. Mais vous voyez, on y a travaillé (sourire).
Le programme de votre série de la semaine
Épisode 1, lundi : ses consultants
Épisode 2, mardi : l’évolution du jeu
Épisode 3, mercredi : le poids de Canal sur l’arbitrage
Épisode 4, jeudi : l’expérience du téléspectateur
Épisode 5, vendredi : le poids de Canal + sur le rugby français
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